Le Sarcré le Dieu et la Piété au Vietnam: Le sentiment religieux au Vietnam
Celui qui essaie de pénétrer à l’intérieur du monde culturel vietnamien s’aperçoit rapidement qu’il ne progressera pas longtemps dans cette connaissance s’il n’aborde pas le domaine religieux. Il va vite soupçonner que, seul le type de rapports que le peuple vietnamien entretient avec ce qu’il considère comme l’au-delà de sa vie et de son monde est susceptible de donner un sens à toutes ces bribes de savoir qu’il a puisées dans l’observation de l’existence quotidienne au Vietnam.
Si l’importance du fait religieux saute aux yeux de n’importe quel observateur, l’embarras commence lorsqu’il s’agit de l’isoler des autres institutions culturelles pour le présenter au lecteur. Comment, en effet, aborder ce domaine ? Une première solution, celle que l’on retient d’habitude, consisterait à énumérer et détailler les croyances, les rites et les morales propres aux grandes communautés religieuses qui, depuis des siècles, ont formé à leur manière la sensibilité religieuse de leurs membres. Il faudrait alors parler du bouddhisme du grand véhicule tel qu’il a été reçu au Vietnam après son passage par la Chine, de certains îlots du bouddhisme du petit véhicule, des grandes religions plus modernes comme le caodaïsme, la religion Hoa Hao, des diverses confessions chrétiennes qui peuvent se réclamer d’une tradition de quatre siècles, sans compter, pour le Sud Vietnam, de nombreuses sectes récentes.
Il faudrait encore ajouter à tout cela un certain nombre de sources religieuses qui, bien que n’ayant pas formé de communautés institutionnalisées, n’en constituent pas moins le fonds commun de la religiosité vietnamienne : on peut citer la croyance à un arrière monde spirituel, formé d’esprits et de forces mystérieuses, le culte des ancêtres, ce culte familial si important pour comprendre la nature des relations sociales au Vietnam, le confucianisme qui, maintenant, fait partie intégrante de la culture vietnamienne, les influences taoïstes souvent difficilement repérables mais très agissantes. Cette simple énumération permet de comprendre qu’il est pratiquement impossible de regrouper dans un tableau général et cohérent cette profusion d’inspirations religieuses qui, comme les branches des arbres dans la forêt tropicale, sont tellement entremêlées qu’on ne peut plus discerner à quels troncs respectifs elles appartiennent.
Il faut donc essayer une autre voie d’approche et, pour cerner ce sentiment religieux dans son unité, se situer en deçà des points de vue particuliers propres aux grandes communautés religieuses institutionnalisées. Au lieu d’analyser le contenu des croyances, nous nous bornerons à éclairer les attitudes religieuses ; nous nous efforcerons de les saisir dans leurs sources vives avant qu’elles soient élaborées et codifiées dans les doctrines et les textes canoniques. Pour ce faire, nous nous appuierons sur la langue, les comportements populaires typiques, bref sur le fonds commun religieux qui marque la culture vietnamienne dans son ensemble. Car ce fonds commun existe : il est toujours vivant dans la pratique bouddhiste où il a été parfaitement intégré. On peut le reconnaître dans les communautés chrétiennes où il a été transposé. On pourrait même montrer que ce substrat religieux n’a pas disparu chez ceux qui, aujourd’hui, adhèrent au marxisme-léninisme. Il serait facile de mettre en évidence certains traits de la sensibilité religieuse traditionnelle à l’intérieur même du parti communiste vietnamien, malgré son opposition au confucianisme longtemps considéré comme une idéologie féodale et son indifférence au culte des ancêtres. Ainsi, on ne peut s’empêcher de penser que le président Ho Chi Minh se référait à ce culte lorsque, dans son testament, il affirmait : « Je vais maintenant rejoindre mes grands ancêtres, Marx et Lénine… »
Les réflexions qui suivent seront regroupées autour de trois mots-clés. Chacun d’entre eux nous introduit à une dimension religieuse particulière de l’existence quotidienne au Vietnam : le Sacré, le Ciel et la Piété.
Le sacré
Pour désigner la notion de « sacré » la langue vietnamienne utilise deux mots qui ont, à peu de chose près, le même sens : « Thiêng » et « Linh ». Ces deux vocables peuvent qualifier des choses, des êtres vivants, des périodes, des relations humaines où se manifeste la présence du surnaturel, de l’arrière monde spirituel. Le sacré se situe aux lisières du monde quotidien où il constitue une véritable fenêtre ouverte sur l’au-delà ; il est une sorte de brèche dans le monde naturel par laquelle s’engouffrent des forces mystérieuses.
Les Vietnamiens sont particulièrement attentifs à l’irruption du mystère au sein du monde qui les environne. Il n’est pas rare que des Vietnamiens non chrétiens accompagnent des pèlerinages à Lourdes, à la chapelle de la Médaille miraculeuse et autres lieux saints de la chrétienté occidentale. Ils s’y rendent comme à des endroits où affleurent certaines puissances spirituelles avec lesquelles il faut entrer en contact pour rester uni à la totalité du monde qui n’est point uniquement composé de ce que l’on voit.
« La nature est un temple où de vivants piliers laissent parfois sortir de confuses paroles ».
Le sacré est donc le lieu où le monde s’ouvre sur un ailleurs. Cette idée de passage, de communication entre deux mondes est le sujet de certains contes traditionnels. Ainsi, on raconte qu’à l’époque des Trân, un jeune mandarin nommé Tu Thuc, en visite dans le jardin d’une pagode à l’occasion de la fête des fleurs, délivra une jeune fille très belle, emprisonnée pour une peccadille. Peu de temps après, il revint dans son village natal ; sachant que cette jeune fille était originaire de cette région, il la chercha longtemps. Il arriva un jour à l’entrée d’une grotte où la reine des fées lui fit rencontrer la jeune femme qui n’était autre qu’une fée. Ils s’épousèrent. Après trois ans de bonheur parfait, Tu Thuc voulut redescendre sur terre pour voir ses vieux parents. Mais, arrivé au village, il ne reconnut ni les lieux ni les personnes. Un vieillard très âgé lui apprit enfin que trois cents ans auparavant, un certain Tu Thuc avait disparu. Désespéré, ce dernier repartit, mais ne retrouva jamais l’ouverture qui débouchait sur un autre monde
Le sacré, le « thiêng » ne désigne pas à proprement parler le surnaturel, mais le lieu où il se manifeste, l’endroit où il fait signe. Il peut être attaché à un lieu: une pagode, un bosquet, une montagne, un rocher de forme curieuse. Là, une puissance invisible indépendante des lieux se manifeste par des effets merveilleux ; bien souvent, on en raconte l’histoire. Autrefois, chaque village vietnamien possédait un arbre, une pierre où tel esprit bienfaisant ou malfaisant se manifestait. Dans les campagnes vietnamiennes, les esprits étaient partout, nombreux et différents selon les régions.
Ce caractère sacré peut être aussi attribué à des êtres vivants. Certains animaux sont directement en rapport avec l’au-delà et sont particulièrement respectés. Dans le Centre-Vietnam, on évitait de nommer le tigre ou on l’appelait « grand-père », « ông cop ». Mais l’animal qui jouissait de la plus grande considération à ce point de vue était sans conteste la baleine, du moins sur les côtes du Centre-Vietnam. Elle aussi était appelée « ca ông » (poisson grand-père) ou encore « bà ngu » (Dame poisson). Chaque fois que l’une d’entre elles s’échouait sur une plage, elle était enterrée en très grande pompe avec force cérémonies. Celui qui l’avait découverte portait le deuil comme s’il avait été son fils aîné.
Certaines périodes de l’année sont particulièrement « thiêng » c’est-à-dire propices à cette communion avec l’au-delà. A l’époque du « Têt » (Nouvel an), le monde invisible se rapproche tellement du quotidien que la nature, les choses, les situations, les événements sont en quelque sorte « surimpressionnés » par lui. Par suite, tout devient signe adressé aux humains. Chacun se compose alors une âme d’enfant, faite de disponibilité, d’attention aux possibilités infinies que lui livre cette relation privilégiée au surnaturel. Le moindre des événements, la plus humble des rencontres devient présage et est interprété comme une indication concernant l’avenir. L’année, alors, est toute entière contenue dans ces premiers jours et celui qui sait bien observer doit pouvoir découvrir la trame de tous les autres jours.
Ainsi, l’existence et le comportement vietnamiens s’insèrent dans un monde où la composante invisible est toujours présente. Dans l’univers traditionnel, à toute réalisation matérielle était associée une fin spirituelle. S’agissait-il de construire une maison, on faisait appel à un géomancien qui fixait soigneusement l’orientation de celle-ci en tenant compte de son environnement. Il existait des rites associés à la construction des bateaux, des vêtements, à l’ouverture des boutiques, des écoles. Certains actes étaient même purement symboliques et n’avaient de sens qu’en fonction des forces magiques qu’ils essayaient de capter. Contrairement à l’Occident où l’opposition « profane sacré » est fondamentale, le Vietnam n’a jamais envisagé la religion comme une rupture avec l’univers quotidien. Le sentiment religieux au contraire s’appuie sur lui, sait que les signes du divin peuplent le monde et qu’il faut les déchiffrer patiemment.
Le ciel
Si la sphère du sacré représente cette zone de communication avec l’invisible, le Ciel, « Troi », évoque la dimension religieuse de l’histoire, du déroulement des événements. Le mot « Ciel » désigne à la fois cette grande demi sphère bleue qui est au-dessus de nos têtes, « bâu troi » (la calebasse du ciel) et la cause de tout ce qui survient, de tout ce qui change. La perception du Ciel est indissolublement matérielle et spirituelle: il est à la fois une grande étendue bleue et la cause de toute chose.
Ce qui frappe d’abord en lui, c’est son immensité : tout ce que l’on voit lorsqu’on lève la tête. On dit des vieillards qui se courbent vers le sol qu’ils sont « loin du ciel et près de la terre ». Dans le langage courant, le ciel est le symbole de l’immensité, du démesuré. D’une chose qui dépasse l’entendement, on dit qu’elle est « qua troi » qu’elle dépasse le ciel. Celui qui s’agite comme un forcené « ébranle le ciel tout entier ».
Alors que l’expérience du « thiéng » introduisait au domaine des forces mystérieuses, quelquefois capricieuses et imprévisibles, celle du « Troi » met au contraire en relation avec une sagesse ordonnée. Le Ciel est principe de toute chose et de tout ordre. C’est à lui que sont rapportés tous les événements, qu’ils soient naturels comme le vent, la pluie ou le beau temps, ou qu’ils appartiennent aux existences individuelles. La vie, la mort dépendent de lui : « Sông chêt o troi » – mais aussi le bonheur, le malheur et la pauvreté.
Cette sagesse du Ciel n’est pas indifférente à l’humanité ; elle a certains traits de la Providence. L’ordre dont le ciel est le garant est un ordre favorable aux êtres vivants:
« Le ciel a fait naître l’éléphant et, en même temps, l’herbe pour le nourrir ».
Il est tourné vers l’homme et reste son appui et son recours suprême. L’équivalent du français « Grâce à Dieu » se dit en vietnamien « Grâce au ciel ». Il n’est pas inexorable et on peut l’invoquer : « Kêu Troi ,» « crier vers le ciel ». Les malheureux s’adressent à lui en criant : « Troi oi » (Ô ciel !)
On ne peut guère mettre en cause la sagesse du ciel qui est infinie. Celui qui la connaîtrait, connaîtrait l’ordre du monde. Devant un mystère, une énigme naturelle, le Vietnamien a l’habitude de dire: « Le Ciel, lui, le sait ». Une certaine tradition occidentale s’est révoltée contre Dieu à la vue des injustice de ce monde. La sagesse populaire vietnamienne connaît aussi le scandale de la mort des victimes innocentes par exemple, mais elle l’exprime sans révolte, dans une plainte adressée précisément au ciel :
« Les feuilles jaunes sont encore sur l’arbre, et voilà que tombent de là les feuilles vertes . Le Ciel le sait-il ? Le Ciel le sait- il ? »
Ou encore dans le chef d’œuvre de la littérature vietnamienne :
« Devant une telle injustice , on ne peut que crier vers le Ciel,
Mais le ciel est si loin ! »
Le dernier mot reste au Ciel. Se révolter contre lui est pure démence. Il n’y a pas d’équivalent du mythe de Prométhée dans la tradition culturelle vietnamienne. Une grande part de la mesure, de la résignation que l’on peut remarquer dans le comportement des Vietnamiens tient à cette reconnaissance de la volonté du Ciel, limite de toute action humaine :
« Votre destin est d’être pauvre ! Vous pouvez vous démener, Vous ne serez jamais riches. Pourquoi veiller si tard et vous lever si tôt ? Vous ne réussirez qu’à vous donner des courbatures »
On aurait tort cependant de penser que cette résignation relève du fatalisme. Il s’agit bien plutôt d’une attente. Il faut guetter les signes du Ciel, le mandat du Ciel qui donnera le signal de l’action.
« Un fleuve a ses méandres, l’homme a ses occasions ».
L’occasion est ce moment où les événements empruntent tout d’un coup un autre cours. Il faut la saisir car c’est en elle que s’harmonisent le désir de l’homme et la volonté du Ciel, formant ainsi une force irrésistible. Paul Mus, dans « Sociologie d’une guerre », a montré toute l’influence que cette attente du « mandat du Ciel » a pu avoir sur le déroulement de l’histoire contemporaine au Vietnam.
La piété
Le sentiment religieux se manifeste aussi dans un secteur tout à fait différent de ceux que nous avons étudiés jusqu’à présent : dans le monde des relations sociales. Dans la société, les hommes ne sont pas simplement juxtaposés les uns aux autres, mais liés entre eux par une solidarité originaire. Ce lien (nghia) est à la fois un réseau serré de devoirs et de droits et un sentiment de coloration fortement religieuse que nous appellerons ici « piété » (bien qu’au sens strict, la piété « hiêu » ne s’adresse qu’aux parents).
Nous avons déjà dit plus haut que la cellule familiale au Vietnam reste la matrice de toutes les autres relations intersubjectives. Nous ne reprendrons pas ici cette description de la famille sinon pour souligner sa coloration religieuse. C’est la présence des ancêtres à l’intérieur de la famille qui la fonde et assure sa continuité. Ceci n’est pas simplement une croyance abstraite, mais est vécu affectivement dans le « hiêu » la piété filiale. C’est le même sentiment qui est exprimé dans le culte des morts et dans les relations avec les vivants. Le « hiêu », la piété filiale, est donc d’essence religieuse. Certes, à proprement parler, il ne concerne que les parents. Mais on peut sans exagérer affirmer qu’il va marquer toutes les relations familiales, et, par suite, tous les rapports sociaux, dans la mesure où ceux-ci renouvellent à leur manière la première expérience, telle qu’elle a eu lieu à l’intérieur de la famille.
Dans le soin qu’apporte le Vietnamien à ses relations sociales, dans son effort pour déterminer exactement le lien qui l’unit à l’autre, il faut voir bien autre chose que ce qu’on appelle vaguement du nom de « politesse asiatique ». Contrairement à la conception occidentale où la société est du domaine du profane et essentiellement régie par des lois qui la surplombent, au Vietnam les hommes existent les uns par rapport aux autres grâce à toutes sortes de liens qu’on ne peut détruire. Le confucianisme avait mis en relief les plus marquants, ceux qui relient le sujet à son empereur, le fils à son père, le maître à son disciple ; mais ils sont en réalité beaucoup plus nombreux ; amitié, reconnaissance, pitié, etc. en sont quelques autres.
Ces liens sont religieux dans la mesure où ils ne sont pas une création de l’homme, mais font partie de l’ordre du monde, que, par eux, les vivants sont reliés aux morts, qu’en les faisant exister, on contribue à la bonne marche de l’univers. Nous comprenons alors mieux les multiples précautions et rites dont les Vietnamiens entourent leurs relations sociales, l’importance tragique que prennent certaines histoires qui nous paraissent dérisoires. Souvent, là où nous ne voyons qu’un différend, se joue un drame dont nous ne voyons pas toute la portée.
Nous avons essayé de laisser apparaître des soubassements religieux dans un certain nombre de domaines où nous ne nous attendions pas à les trouver. Ces quelques notes sont loin d’épuiser le sujet. Mais elles n’avaient pour but que d’éveiller notre attention à cette dimension cachée de l’existence quotidienne des Vietnamiens.
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