L’essayiste Nguyên Tuân a trouvé 500 expressions pour désigner les nuances du rire. Il est allé jusqu’à affirmer – sans rire – que «le rire et l’humour sont facteur de survie du peuple vietnamien dont le pays est sans cesse aux prises avec les typhons, les crues, les sécheresses, les insectes. Face à cette nature impitoyable et aux incessantes agressions étrangères, dans les conditions d’une société féodale très dure, s’il n’existait ni fleurs en toutes saisons, ni rires homériques, notre peuple n’aurait pu prolonger son existence jusqu’à ce jour». Ce qui explique les profusions de contes égrillards du peuple.
L’humour et la critique
Les contes égrillards s’attaquent à tout et à tous, surtout à ceux qui exploitent les humbles, aux sots, aux vantards, aux hypocrites. L’histoire du Trang Lon (Docteur Cochon), ignare et arriviste dont les vantardises étaient servies par la chance, dénonce l’ignorance et la cupidité des mandarines.
L’histoire du Trang Quynh (Docteur Quynh), l’homologue d’Eulenspiegel, va plus loin dans la critique politique et sociale, se moquant du pouvoir du roi Lê et du Seigneur Trinh. Remarquons qu’avec le peuple vietnamien, l’humour et le bon sens débouchent souvent sur l’optimisme. Dans chaque histoire, les drames individuels doivent en général s’effacer pour la survie de la communauté, l’individuel se fondant dans le collectif. Les contes égrillards sont d’une grande variété. En voici quelques-uns tirés dans le tas :
Le crabe, la femme et le bonze
Certaine femme aimait à manger en cachette… Un jour, revenant du marché avec des crabes de rizière dans son panier, elle cache le plus beau dans son corsage.
– Quel délice, pense-t-elle, de le manger, grillé à point !
Mais, hélas, devant la pagode, le crabe se dégage et lui pince le sein. Notre commère aussitôt de hurler et de se rouler sur le sol. Sur ce, un bonze qui passait voulut dégager l’animal. Il approche un peu trop les lèvres que le crabe perfide de sa pince libre attrape à son tour. Le bonze tordu de douleur tombe à côté de notre femme. Cependant, le mari attendait son épouse.
– Va donc au devant de ta mère, dit-il à son garçon. Lequel tout courant s’en va et revient.
– Oh ! père, devant la pagode notre mère allaite le bonze.
– Comment ? dit le mari en se précipitant.
Le crabe aussitôt dégagé laissa au bonze lèvres enflées et sein rouge à notre commère qui rentra penaude au logis…
– Bouddha vénéré ! s’écria le bonze. Jusqu’à ma mort, je m’interdis d’approcher mes lèvres d’une femme dont un crabe a pincé le sein !
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D’une poésie sur le crapaud
Trois rimeurs se croyaient vraiment des génies. Ils décidèrent d’aller à la pagode, chanter les plus beaux paysages. Mais l’inspiration leur manquant, ils firent apporter de l’alcool. Les premières rasades réveillèrent les muses. Et comme un crapaud, au coin du portail, venait de sauter, le premier des trois improvisa ces vers :
+Le crapaud de son trou
A sauté au-dehors+
Et le deuxième d’enchaîner :
+Le crapaud au-dehors
Reste assis maintenant+
Puis le dernier de compléter :
+Le crapaud reste assis
Avant qu’il ne ressaute ailleurs+.
Satisfaits de leur verve, ils se couvrent de fleurs. Puis soudain éclatant en larmes, l’un des rimeurs dit :
– Malheur à nous pour tant de génie ! Les anciens n’ont-ils pas enseigné que les grands poètes meurent jeunes ? Nous allons mourir. C’est certain.
Et tous de s’embrasser en sanglotant très fort. Puis appelant le gardien du temple, ils lui dirent :
– Achetez trois cercueils et vite.
Le gardien revient avec quatre.
– Pourquoi quatre ? dit le premier.
– Messieurs, à vous écouter, j’éprouvais une telle envie de rire que je crains pour moi aussi une mort proche. Aussi, me suis-je permis d’ajouter à vos trois cercueils, un quatrième.
Histoire de fantômes !
Le fils du roi des enfers était malade. Un messager fut envoyé sur terre pour chercher un bon médecin.
– Veillez, avant d’entrer dans la maison du guérisseur, à ce qu’il n’y ait qu’un seul fantôme sur le seuil. Ainsi parla le roi.
Sur terre, l’envoyé des enfers cherchait… mais vainement. Deux, trois quatre fantômes et plus se bousculaient à l’huis de chaque praticien. Découragé, le messager allait redescendre en enfer, quand il vit soudain un seul fantôme assis devant une porte. Il entra et ramena +l’oiseau rare+ à son maître.
Sa Majesté, satisfaite, posa néanmoins une question à ce disciple d’Esculape :
– Depuis combien d’années exerces-tu pour avoir acquis telle science ?
– Sire, répondit l’homme pour être franc, je n’exerce la profession que depuis ce matin seulement.
Un serviteur avisé
Un homme riche, chaque matin, prenait une tasse du meilleur alcool. Pour se préserver des voleurs, il engagea un serviteur dont la bêtise était, paraît-il, proverbiale. Un jour, sur le point de sortir, il l’appela :
– Veille avec soin sur le gigot pendu à la poutre et le chapon sur son perchoir. Quant à ces deux bouteilles, garde-toi d’y toucher, c’est de la +mort aux rats+.
Sur ce, il s’en va. Aussitôt, le serviteur descend le gigot, tue le chapon et mange à satiété, arrosant son festin des deux flacons d’alcool. Quand le maître rentre à la maison, notre homme étendu sur le sol s’est endormi.
– Où est donc le gigot, le chapon et l’alcool ?
– Maître, supplié l’autre. J’ai veillé, mais le chien et le chat profitant d’un instant d’inattention, ont dérobé le tout. Alors désespéré, craignant votre courroux, j’ai bu tout le poison. Hélas ! Je suis encore en vie !
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Poisson de bois
Un homme riche mais avare devant l’éternel ne mangeait jamais que du riz sans condiments. Un poisson de bois était suspendu au-dessus même de la table. Notre avare recommandait à ses enfants de claquer la langue une fois, après chaque bouchée de riz, pour entretenir l’illusion de la saveur du poisson. Un jour, le benjamin, âgé de quatre ans, fit entendre plusieurs claquements après chaque bouchée de riz. L’aîné qui venait d’avoir ses six ans rapporta la chose à son père. Et l’avare indigné de dire :
– Qu’il mange donc salé et qu’il en meure !
De la souris au buffle
Le mandarin M. est une perle, une exception qui confirme la règle. Il est étranger à toutes sortes de prévarication. Au jour de sa retraite, la population du district qu’il a gouverné voudrait lui offrir un cadeau digne de son intégrité. Les délégués de la localité ne savent quel cadeau choisir. Ils sont assez intelligents pour venir en cachette consulter la femme de son Excellence. Après un moment de réflexion, la dame leur répond :
– Puisque vous voulez à tout prix offrir à mon époux quelque chose, je pense qu’un petit bibelot lui conviendrait.
– Quelle idée magnifique ! s’exclament les délégués. Pourrions-nous vous demander, Madame, sous quelle étoile est né Monsieur le Préfet ?
– Il est né l’année de la Souris. Mais pourquoi cette question ?
– Madame, c’est que nous avons l’intention de lui offrir, en argent, l’animal qui préside à sa naissance, un objet aussi gros que dans le réel.
Quelques jours après, on apporte une souris en argent à la femme du mandarin. Elle accepte le cadeau sans oser rien dire à son époux. Plusieurs années passent. La famille du Préfet retraité doit faire face à des jours difficiles. Sa femme doit tailler la souris d’argent en morceaux pour les vendre afin d’assurer les frais ménagers. Lorsque le mandarin sait d’où vient la souris en argent, il soupire et dit à sa femme :
– Vous auriez dû dire que j’étais né l’année du Buffle ! Pourquoi ne pas agir comme toute la gent mandarinale ?
Chasteté et intégrité
Un mandarin, comme n’importe quel membre de la gent mandarinale, a comme nom Liêm (Intégrité). Un jour, il vient à une maison de chanteuses-courtisanes.
L’une d’elles se présente sous le nom de Trinh tiêt (Chasteté). Notre auguste client ne peut s’empêcher de sourire. Et de lui demander :
– Y a-t-il encore parmi vous quelqu’une à laquelle le terme Chasteté convient ?
– La fille Chasteté lui répond :
– Que son Excellence me permette de dire la vérité. Si dans le mandarinat, il y a quelqu’un au nom d’Intégrité, il n’y a rien d’étranger que dans notre métier, quelqu’un s’appelle Chasteté.
Le Génie reconnaissant
Un commandant militaire, au dehors farouche, était en réalité un guerrier pitoyable. Ses balles n’avaient jamais pu atteindre la cible plantée dans son jardin. La guerre survint. Dès le premier engagement, ses troupes se dispersèrent, lui prenant la fuite à grandes enjambées. À moitié mort de peur et de fatigue, il vit brusquement apparaître un génie qui l’emmena dans son vol, à la grande surprise et déception de l’ennemi le poursuivant. Quand il fut hors de danger, le mandarin se prosterna devant le génie pour le remercier. Le génie lui dit, souriant :
– C’est à moi plutôt de vous remercier. Je suis le génie de la Cible et vous m’avez toujours épargné.
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Les ailes de l’oie
Un avare reçut, certain jour, un ami.
– Vous venez rarement, dit-il. Mais, hélas, nous n’avons qu’un frugal repas à vous offrir. Nous sommes au regret et vous prions de bien vouloir nous excuser.
Ainsi paria notre avare dont le poulailler regorgeait de volailles dodues à point ! L’ami aussitôt de répondre :
– J’ai mon cheval. Nous n’avons qu’à l’abattre et aurons un festin.
Comment ferez-vous pour rentrer chez vous ? demanda l’hôte.
– Rien de plus facile ! Choisissez seulement parmi vos oies la plus solide. Je rentrerai volontiers à califourchon sur son dos.
Le son du monocorde
Un homme jouait fort mal du monocorde. Mais persuadé d’avoir du talent, il continuait de racler sur son instrument. Un jour, il vit sa voisine, une jeune veuve, toute en pleurs. L’homme crut que les larmes étaient causées par sa musique et son talent. Dès lors, toutes les nuits il se mit à jouer, espérant séduire notre belle. Quand il acquit la certitude que son art avait bien servi, semble-t-il, le destin, il l’aborda.
– Madame, quel chagrin vous ronge donc si fort. Je, me suis aperçu que vous pleuriez dès que je joue du monocorde. S’il en est ainsi, je suis prêt à tout abandonner.
– Monsieur, dit-elle, baissant les yeux, quand vous pincez votre instrument, je ne puis empêcher de penser à feu mon époux.
Notre musicien réjoui, demanda :
– Votre mari était sans doute un joueur des plus renommés ?
– Mais non, lui rétorqua la dame, il était cardeur de coton. Quand vous pincez le monocorde, je crois entendre son métier et c’est pourquoi, monsieur, je pleure !
Trois générations de toqués
Ils étaient trois : le grand-père, le père et le fils. Un jour, le vieux dit à l’enfant :
– Achète-moi pour une sapèque de sauce de soja et une de saumure.
Le petit prend l’argent, deux bols et court à la boutique. Mais il s’arrête et revient :
– Grand-père, quelle sapèque est pour la saumure et quelle sapèque pour le soja ?
– Mais voyons, n’importe laquelle.
Pourtant l’enfant rentre à nouveau :
– Grand-père, dans quel bol faut-il mettre la saumure, dans quel bol le soja ?
Excédé, le vieux prend le rotin et en corrige le gamin. Survient le père de l’enfant.
– Oser ainsi traiter mon fils, que n’en ferais-je autant avec le vôtre.
– Et de se donner à lui-même la bastonnade.
Le grand-père furieux s’écrie :
– Puisqu’il en est ainsi, je vais pendre ton père.
Il paraît que sans les voisins, il se serait bel et bien pendu à la poutre.
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